L’odeur de la carcasse de baleine s’infiltre dans mes narines, épaisse et rance, collante comme une deuxième peau. Elle empeste la chair pourrie, le sel et la décomposition, une puanteur qui s’accroche dans ma gorge, j’arrive à peine à réprimer mon haut-le-cœur. Le brouillard me rappelle un serpent gavé alors qu’il s’enroule autour de mon voilier, laissant derrière lui une traînée de gouttelettes visqueuses sur ma voile. L’humidité me mord la peau, infiltrant ma combinaison épaisse, ornant mes cils d’une fine couche de glace, pourtant, ce n’est pas le froid qui fait hérisser les poils sur mes bras.
Les dauphins hurlent.
Leurs cris percent le silence, une symphonie de notes aiguës et résonnantes. Elles me font penser à un chant ancien, la mélodie des sirènes que les marins d’un autre temps avaient décrite. Je haïs les dauphins, des bestioles traîtresses. Justement, je peux voir au loin une anguille se rapprocher d'un de ces chanteurs, et elle tombe dans son piège, une ruse redoutable destinée à l’attirer vers leurs gueules béantes, ornées de scies acérées. Je détourne ma tête, espérant en vain que ceci m’épargne du bruit des os qui craquent trop facilement. Mes doigts rouges se crispent sur l’écoute. À mon grand désespoir, il n’y a pas assez de vent pour m'éloigner de ces bêtes chasseuses. Les voiles, pourtant prêtes à se gonfler sous la pression du vent, ondulent avec lenteur sous un rythme guidé par mes mouvements trop brusques. La brume a avalé la moindre brise, et la mer, normalement indomptable, s’étale autour de mon voilier comme un miroir. Le battement de mon gouvernail contre le bord de mon bateau est comme un décompte avant que le vent daigne revenir. Il ne se cache jamais longtemps, et je sais qu’il reviendrait avec une furie, exprimant sa rage en rafales déchaînées.
Mes yeux retournent obsessivement au sonar. Des points lumineux, trompeusement minuscules comparés à l’ampleur de la menace qu’ils représentent, se déplacent vers moi. L’idée qu’autrefois, avant la Grande Inondation, des hommes plongeaient volontairement dans l’eau pour nager avec ces créatures est grotesque. Je ne peux empêcher le frisson qui me secoue. Un silence règne, inexplicablement plus menaçant que les bruits. Les dauphins ne disparaissent jamais si facilement. Ils me traquent.
Un juron échappe à ma mâchoire crispée alors que je vois les perturbations que trace ma dérive. L’égratignure sur la lame trahit ma présence. Mon rire désespéré résonne sur l’eau. Des décennies avaient été dédiées au développement du modèle de mon bateau afin qu’il passe inaperçu, mais la Marine de Troque était bien trop avare pour réparer ce défaut.
Mon cœur poignarde mon torse à chaque battement alors que je plonge ma main dans ma poche. Mes doigts tremblants frôlent le métal froid d’une grenade gazeuse. J’attends que les points soient juste derrière et puis, d’un geste calculé, je tire la goupille. Le petit anneau glisse hors de ma prise et tombe sur le pont avec un tintement à peine audible, avant que je lâche la bombe dans l’eau.
Les secondes s’écoulent trop lentement, mes muscles sont tendus et ma respiration suspendue. Puis, une vague d’odeur fétide jaillit à la surface, répandant une puanteur acide et insupportable. Mes yeux se tournent désespérément vers le radar. Les points se sont dispersés. La horde de créatures gluantes est désorientée, repoussée par la nausée chimique qui se répand dans les courants.
J’expire enfin, un souffle rauque et court. Pour cette fois, je m’en suis sortie.