J’attends avec impatience mon tour. Mon front commence à s’illuminer, la chaleur des corps environnants fait monter l’adrénaline dans tous les membres de mon corps. Les coulisses s'assombrissent doucement jusqu'à me plonger dans une pénombre presque absolue. Les spectateurs se taisent, ma peur se réveille.
Je repense à ces dix-neuf dernières années d’efforts acharnés, de larmes versées, tout ça pour qu’on m’arrache mon rêve…
Cependant, aujourd'hui est un jour historique, une date qui restera gravée dans l'histoire de l'art. Le dernier récital de danse se produira cette nuit, à l'abri des yeux indiscrets et au plaisir des âmes passionnées, avares de créativité.
Je suis soudain frappée par les rayons lumineux qui attaquent ma peau humide. Je reprends doucement mes esprits pour délivrer la plus belle des performances, ma dernière vie.
Des hommes surveillent la salle, ils nous protègent des mutistes. Je ne sais pas si j’ai plus peur d’eux ou de perdre mon premier amour. Au fond de moi, je sais que ces deux menaces rongent violemment mes entrailles.
Les rideaux s’ouvrent, me laissant face à un public affamé. Je ne pense plus, je ne contrôle plus aucun muscle de mon corps. Les premières notes de musique reprogramment ma conscience : bouger, danser, sauter et partager ma douleur. La perte d’un passé si beau et ma séparation avec la société telle que je l’ai connue.
Qu'est-il arrivé à Carmen de Bizet ? Aujourd’hui, elle reste clouée devant sa télévision, envoûtée par ce son, cette onde… La vraie Carmen se serait battue. Pourquoi ne puis-je pas en faire de même ?
Assez de questions, assez de craintes. Je dois offrir au public sa dernière heure de gloire avant le silence.
J'exécute de multiples combinaisons de sauts, de pirouettes et de poses. Mon corps, désobéissant à ma raison, se livre aux regards attentifs de la foule. J’ai dansé jusqu'à la fin de ma variation d’Esmeralda avec brio.
J'attends maintenant impatiemment les dernières nouvelles du gouvernement dans les coulisses.
Soudain, Henry m’attrape furtivement le poignet. Son regard est sombre, d’une gravité extrême. Mon meilleur ami, d’ordinaire si imposant et élancé, semble rétrécir sous le poids d’une angoisse qu’il ne parvient plus à dissimuler. Sa mâchoire se crispe, son souffle est court. Ses doigts tremblants trahissent l’assurance que ses sourcils tentent encore de me transmettre.
Je comprends immédiatement qu’il faut partir. Notre supercherie a été démasquée.
Je reste figée, incapable de réaliser que ces nouvelles informations ne sont pas qu’un jeu d’acteur de sa part, mais bien la traduction brute de ses émotions réelles. Il ne joue plus la comédie. Je proteste contre sa lâcheté, tentant de lui expliquer qu’il reste encore le discours d’adieu, mais il m’interrompt sèchement. Il m’explique que les mutistes ont avancé l’heure du couvre-feu et que, de toute évidence, quelqu’un nous a dénoncés.
Subitement, les ruines de mon monde s’effondrent une nouvelle fois. Nos protecteurs ne surveillent plus l’opéra… Ils nous cherchent.
L’air devient lourd et brûlant, rendant chaque respiration plus difficile. L’annonce de cette nouvelle court-circuite toutes mes ondes de faiblesse. Cette peur alimente une rage grandissante en moi, une nouvelle source de courage.