Élise avait toujours crue que son rôle au Centre de Maintenance Cognitive était nécessaire, vital même. En tant que technicienne, elle supervisait les réinitialisations, s’assurant que chaque citoyen subissait le processus sans déviations. Elle avait toujours vu le système comme un remède aux souffrances humaines, un moyen de garantir une société sans conflits, sans rancunes. Chaque année, des milliers de citoyens effaçaient leurs souvenirs, redevenant des versions pures et nettes d’eux-mêmes. Il n’y avait pas de passé, juste un présent de stabilité. Mais Élise n’avait jamais effacé sa propre mémoire. Depuis qu’elle avait commencé à travailler au centre, elle avait pris cette décision, sans trop réfléchir au pourquoi. C’était une manière de garder une forme de continuité, d’ancrage, alors que tout autour d’elle semblait effacer les traces du passé. Elle s’était souvent sentie seule dans ce monde où les relations humaines étaient superficielles, où les souvenirs ne duraient jamais. Mais elle n’avait pas osé remettre en question son choix. Un jour, alors qu’elle s’apprêtait à débuter une journée de surveillance comme toutes les autres, une pensée s’infiltra dans son esprit, aussi soudaine qu’inquiétante : Pourquoi réinitialise-t-on tout le monde? Pourquoi effacer la mémoire de chaque individu, année après année? Cette question qu’elle n’avait jamais osé poser jusque-là, tourbillonnait dans son esprit. Elle ressentait le besoin de comprendre ce qui se cachait derrière ce processus. Élise se leva brusquement, poussé par une impulsion qu’elle n’avait jamais connue. Peut-être était-ce la solitude qui l’avait poussé à ce point. Elle chercha un dossier, sans trop réfléchir, et son doigt s’arrêta sur un nom : Maria, Sujet 0127, 25 ans. Son reset était prévu pour dans moins de deux heures. Une simple modification de paramètres, et en apparence, tout serait normal. Elle hésita, mais l’envie de tester grandissait en elle. Elle modifia les lignes de code, désactivant la procédure de réinitialisation pour Maria. Dans son rapport, elle serait marquée comme réinitialisée, mais dans la réalité, ses souvenirs resteraient intacts. Un frisson d’excitation et de culpabilité l’envahit en appuyant sur la touche de validation. Le lendemain, Maria semblait inchangée. Elle avait suivi sa routine sans dévier. Mais Élise savait qu’elle avait franchi une ligne. Elle attendait, chaque jour, observant les signes du changement. Et ils finirent par apparaître. Des regards plus longs, des gestes plus réfléchis. Puis un jour, Maria se retrouva sur le trottoir, observant les passants, un air perdu dans les yeux, comme si quelque chose venait de lui être révélé. Le sixième jour, Maria revint au centre.
—Quelque chose ne va pas, dit-elle en s’adressant à Élise avec une intensité nouvelle. Ses yeux brillaient d’une lucidité qu’elle n’avait jamais vue chez un citoyen.
Élise sentit une sueur froide la gagner. Elle savait. Elle se souvenait.
—Que voulez-vous dire? Dit Élise.
Elle la fixa profondément.
—Je me souviens.
Le vertige s’empara d’Élise. Maria était la première à résister, la première à briser le cycle. Elle avait survécu au processus, et elle aussi, en quelque sorte. La vérité qu’elle avait cherchée toute sa vie était là, devant elle. Elle avait prouvé que l’on pouvait vivre sans l’effacement constant du passé.
Maria avança lentement vers Élise.
—Pourquoi m’avez-vous laissée me souvenir? Demanda-t-elle d’une voix calme.